28 novembre 2023

L’anthropologie fondement d’une UX research élargie

Notre monde actuel est constitué d’interfaces entre l’espace cyber et l’espace physique où se croisent données et individus. Dans ces espaces, l’être humain évolue. En effet, il délaisse les journaux papiers pour les news en ligne. Il n’est plus obligé de faire la queue au guichet pour acheter son billet de train. Il peut signifier un intérêt avec un « like » sur un réseau social. Toute nouvelle technologie est inventée par l’être humain entraîne dans son sillon des myriades de nouveaux comportements, croyances, convictions et le déploiement de nouveaux services et produits. La locomotive a conduit l’humanité dans l’ère industrielle au 19e siècle, les ordinateurs dans l’ère numérique au 20e siècle, l’intelligence artificielle dans l’ère du big data au 21e siècle.   

Photo de Karsten Winegeart sur Unsplash 

Face à ces évolutions, pour comprendre l’être humain et les groupes humains sous tous leurs aspects, l’anthropologie est la discipline qui articule les différentes sciences sociales, humaines, naturelles pour bâtir des cadres d’analyse utiles aux entreprises. L’anthropologie offre désormais un métier : UX researcher. A l’ère du numérique et du big data, l’UX research s’appuie sur les méthodologies des sciences sociales, de la psychologie et des sciences cognitives, pour saisir les dynamiques et mécanismes comportementaux des utilisateurs.  

Dans le but de faciliter le quotidien, l’échange d’informations, l’accroissement des parts de marché, grâce à des applis, des sites web, des logiciels, des objets connectés, créateurs de valeurs dans le monde physique, l’UX research constitue une matrice indispensable du Human-Centric Design. Toutefois, afin d’éviter les erreurs de jugement liées à un manque de compréhension approfondie des utilisateurs, l’UX research doit puiser dans son héritage anthropologique.  

 (revue fondée par Claude Lévi-Strauss, anthropologue et professeur au Collège de France) 

La dimension sociale de l’utilisateur 

Un utilisateur est un individu qui évolue dans des environnements sociaux tramés de règles explicites et implicites. De manière schématique, le premier environnement social d’un utilisateur est sa famille. Son second environnement est son groupe d’amis. Son troisième environnement est son groupe de collègues ou portefeuille de clients.  

Ce fait anthropologique présente un utilisateur comme un individu qui s’inscrit dans des relations sociales qui le conditionnent, ces relations elles-mêmes s’inscrivent dans des institutions : le foyer, l’école, le bureau. Pour en saisir toutes les nuances, l’anthropologue étudie les environnements sociaux, les relations sociales et les institutions afin d’offrir une compréhension générale ou trouver une solution à une problématique.  

Un UX researcher s’intéressera aux environnements sociaux qui sont traversés par des formes de communication particulières afin d’apporter des données qualitatives au design d’un produit. Généralement, un utilisateur utilise des sms ou vocaux via des applis de messagerie instantanée, Whatsapp ou iMessage, pour entretenir ses liens familiaux et amicaux. Les emails ou les plateformes comme Microsoft Teams ou Slack lui servent à nouer des liens professionnels. Les interfaces de ces produits numériques répondent aux exigences de chaque environnement social cadré par des règles explicites et implicites. 

Photo de Christina @ wocintechchat.com sur Unsplash 

Les règles sociales explicites sont les lois d’un pays, le règlement intérieur d’une école, la convention collective à laquelle adhère une entreprise, le contrat de travail entre un salarié et son entreprise. L’anthropologue s’intéresse cependant aux règles sociales implicites pour comprendre le fonctionnement d’un groupe social donné et d’utilisateurs en particulier. Pour un anthropologue qui fait de l’UX research, il s’agit de découvrir la partition invisible suivie par un groupe de personnes qui rend ce groupe cohérent. Ce sont des règles intériorisées qui régissent la plupart des relations à l’intérieur d’un groupe.  

Ainsi une famille doit respecter des règles non écrites mais évidentes pour tous les membres. Certaines familles interdisent le téléphone pendant le dîner, de ce fait l’utilisateur adolescent privilégie la fonction mute, pour mettre en sourdine les notifications Snapchat. Dans la vie publique digitale, une personne peut mentionner « mes tweets n’engagent que moi » sur son profil X/Twitter. Bien que visible par tous, il s’agit d’une règle tacite pour les utilisateurs qui souhaitent se démarquer de l’image institutionnelle de leur employeur, afin de proposer une expérience plus authentique à leurs followers.  

Les règles implicites sont multiples et propres à chaque groupe social IRL et online. L’UX researcher a pour mission de les décoder afin de savoir quelles sont et/ou seront les utilisations faites d’un produit ou service dans un environnement donné. Il s’agit de mettre en lumière des forces invisibles qui guident les comportements des utilisateurs pour trouver le cœur du besoin.  

La dimension culturelle de l’utilisateur 

Un utilisateur évolue dans une culture donnée qui comprend la langue, le territoire (région, pays) avec son lot de croyances, de vérités et de comportements autorisés, tolérés ou non.  

Si l’on s’intéresse à l’environnement professionnel et le cas d’envoi d’email, un utilisateur en France n’aura pas les mêmes habitudes qu’un utilisateur aux Etats-Unis.  

Aux Etats-Unis, la culture professionnelle est construite sur la règle sociale implicite « time is money ». Un utilisateur dans une entreprise américaine aura donc pour habitude de répondre sous quelques heures à un email envoyé par un autre utilisateur, qu’il soit en France ou dans un autre pays.  

Un employé français qui n’a pas les mêmes habitudes de travail que ses collègues ou clients, parce qu’il aime travailler la nuit ou qu’il est en déplacement en Asie, sait de part sa culture qu’il est rare pour des équipes en France d’envoyer des emails la nuit. D’où l’utilité de la fonctionnalité « programmer l’envoi de votre email » qui obéit dans ce cas à une règle de politesse implicite vis-à-vis de la personne qui reçoit l’email.  

Ces exemples actuels montrent que l’anthropologue a pour objectif de comprendre les mécanismes culturels d’un groupe social particulier. Dans la première moitié du 20e siècle, les anthropologues occidentaux étudiaient des sociétés lointaines en Amazonie, Afrique, Océanie pour comprendre leur fonctionnement. Il s’agissait de vivre avec des tribus pour décrire leurs croyances et pratiques exotiques et éclairer la précieuse diversité de notre humanité. Aujourd’hui les anthropologues s’intéressent à des groupes sociaux plus proches d’eux, comme les policiers de la BAC dans une banlieue parisienne. Tous les groupes sociaux peuvent être compris à la lumière de l’anthropologie : un conseil d’administration, une équipe produit, une communauté en ligne. Le métier, les tâches ou la passion qui unit des individus dans une même culture sont des objets de recherche anthropologique dont l’analyse pragmatique apporte savoirs et solutions.  

Pour un UX researcher, savoir identifier une communauté pour le lancement d’un produit ou d’une fonctionnalité requiert de s’intéresser comme l’anthropologue à la culture commune qui unit les utilisateurs. Par exemple, Porsche comprend des milliers d’utilisateurs partout dans le monde unis par une même passion, les voitures du constructeur allemand. L’entreprise a su bâtir une marque et des produits numériques dérivés pour répondre aux besoins de ses utilisateurs. Afin d’offrir une expérience haut de gamme globale, l’UX researcher formé à l’anthropologie va chercher les points communs entre tous ces individus habitant aux quatre coins du monde. Leurs points communs sont la passion pour l’automobile, la vitesse, l’esthétique, le solide et un capital financier élevé.  

Photo de Eric Saunders sur Unsplash 

La dimension spirituelle de l’utilisateur 

La spiritualité est ce qui fomente les croyances mais également les valeurs. Les religions sont les meilleurs exemples, mais pour des non croyants, la spiritualité peut prendre diverses formes : la pratique de la méditation en est une, le végétarisme en est une autre.  

Pour un anthropologue il ne s’agit pas de juger les croyances mais de les comprendre.  

Un UX researcher doit avoir ce recul nécessaire d’impartialité pour qu’un produit soit accessible au plus grand nombre.  

Uber eats recense les restaurants qui prennent en compte les restrictions alimentaires, halal, casher, vegan, liées aux croyances spirituelles inscrites dans des habitudes quotidiennes, les repas. Les applis de dating sont un autre exemple qui prend en compte la dimension spirituelle des utilisateurs qui peuvent renseigner des données sur leur religion.  

Cette dimension est utile pour une équipe produit. Elle permet de faire des choix sur les valeurs que le produit doit véhiculer et sur son scope d’utilisation : particulier, segmenté ou universel.  

Photo de Pablo Merchán Montes sur Unsplash

L’ethnographie 

L’ethnographie est la méthode qualitative éprouvée par les anthropologues pour comprendre un utilisateur dans sa globalité. Les méthodes de collecte de données « fly on the wall » et « guerrilla testing » sont issues de l’ethnographie, une des méthodes phares de l’anthropologie.  C’est une technique immersive de collecte de données qualitatives effectuée grâce à l’observation. Il s’agit de prendre la distance nécessaire pour comprendre le fonctionnement d’un environnement et les règles sociales implicites qui se trament ; une culture avec ses rites, ses vérités propres faites de croyances qu’elles soient spirituelles, politiques ou autre, ses comportements autorisés, tolérés ou interdits.  

L’ethnographie documente par la prise de note, photographies, vidéos, dessins : les artefacts, les attitudes individuelles et collectives, les comportements individuels et collectifs qui composent un environnement familial, amical, professionnel. Elle a pour objectif de brosser un portrait réaliste pour éclairer une problématique sociale. Un anthropologue peut venir avec des hypothèses ou pas, il peut participer à la vie de cet environnement ou pas. Dans tous les cas, l’anthropologue doit faire preuve d’empathie pour ne pas porter de jugement sur les interactions et pratiques sociales qu’il identifie et analyse. Son travail sera restitué par des articles de recherche, des conférences, des expositions, des œuvres artistiques. En ce sens l’ethnographie informe et décrit une situation sociale inscrite dans une temporalité précise pour généraliser une théorie ou générer des solutions pratiques.   

Pour un UX researcher, l’ethnographie peut s’inscrire dans toutes les phases du produit de la discovery jusqu’au growth. Intégrer cette méthode dans son quotidien permet d’évaluer de manière régulière sa compréhension de l’enjeu du produit, les points de blocage en interne, les attentes des utilisateurs, sans contraindre les autres à participer à des évaluations par le biais d’entretiens ou réunions. Une grille d’analyse aide à cartographier les réponses à trouver. L’ethnographie a pour avantage de donner du feedback rapidement.  

Photo de Lidya Nada sur Unsplash

Prenons l’exemple de la corbeille de fruits dans une entreprise. C’est une pratique qui a fait son apparition il y a une quinzaine d’années, à la suite de la campagne de prévention gouvernementale « mangez cinq fruits et légumes par jour » lancée en 2007. Aujourd’hui c’est une pratique courante qui va de soi. Cependant au début, les services généraux des entreprises devaient en évaluer la pertinence du fait de son coût dans les frais de fonctionnement. Il s’agissait d’un privilège offert aux employés. Un UX researcher formé à l’ethnographie, peut aider les services généraux à évaluer le taux de commande de la corbeille de fruits sur une semaine. Le tout en observant le nombre et la nature des fruits qui sont encore dans la corbeille le vendredi. Il peut se demander si pendant les vacances scolaires la corbeille de fruits est nécessaire pour éviter le gaspillage alimentaire et financier.  

Le cas de la corbeille de fruits peut s’appliquer à tous les produits. Est-ce que le nouveau produit que veut mettre au point le service informatique est connu des autres équipes ?  

Est-ce que les employés tous services confondus, qui représentent des potentiels utilisateurs, en parlent autour de la machine à café ? Quand l’UX researcher leur demande s’ils connaissent le projet par email, chat, ou lors d’une réunion en présentiel, ils peuvent répondre oui ou non. Comment ce projet est-il perçu ? Comment le projet évolue ? Pourquoi en sommes-nous là ? L’ethnographie cherche à formaliser l’informel grâce à des données qualitatives analysées selon leur récurrence et pertinence.  

L’UX researcher ethnographe doit savoir créer du lien social, nouer des contacts, voir chaque situation comme une opportunité de recherche pour récolter des données, les trier, les hiérarchiser, les analyser et les partager à l’équipe produit. A partir de la phase de prototypage, il peut conduire une guerrilla testing. C’est une forme accélérée et réduite de l’ethnographie afin d’observer in-situ l’utilisation d’un produit.  

De plus l’ethnographie est une méthode qui s’intègre aux DesignOps et ResearchOps par sa mise en œuvre non contraignante, basée sur l’observation et des questions lors de discussions informelles entre l’UX researcher et les parties prenantes au développement du produit ou service, ainsi qu’avec les utilisateurs finaux. Dans une logique d’impact, l’ethnographie permet de recueillir les données qualitatives essentielles. Elles permettent d’évaluer le design d’un service ou produit, ses fonctionnalités, son utilisation mais aussi de proposer des axes d’amélioration afin d’assurer son succès.  

Conclusion 

L’UX research en revenant à son fondement anthropologique offre une analyse élargie qualitative et peut être une fonction support pour l’ensemble de l’entreprise en interne et externe. Les utilisateurs d’une entreprise sont multiples, ils sont investisseurs, actionnaires, administrateurs, dirigeants, salariés, consultants, clients, consommateurs.  

Connaître avec précision et justesse la dimension sociale, culturelle, spirituelle de ces catégories d’utilisateurs concourt à la réussite d’un projet. L’approche anthropologique permet d’activer différents leviers de compréhension. Ils ne sont pas uniquement focalisés sur les end-users. Ne pas prendre en compte la dimension sociale, culturelle, spirituelle dans une recherche UX peut conduire à des biais de conception, induisant des erreurs dans le parcours utilisateur.  

Enfin, collecter qualitativement les données par l’ethnographie, une méthode polymorphe non contraignante, constitue une tactique transverse pour aider les prises de décisions stratégiques à tous les niveaux.  


Chez Frontguys, nous recrutons des Ux researcher : Toi aussi, prend part à cette aventure et rejoins-nous !

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