2 octobre 2025

Réflexions sur le Design Produit : Entre humilité et collaboration

Le design produit traverse une période de questionnement. Entre la promesse d’être « la réponse à tout » et la réalité du terrain, il est temps que nous posions un regard lucide sur notre discipline. Ces réflexions, nourries par mes échanges avec la communauté LinkedIn, explorent quatre dimensions que je considère comme essentielles du design produit aujourd’hui.

1. L’humilité du Product Design

Le design seul ne fait pas le succès

Design is not just what it looks like and feels like. Design is how it works.

Steve Jobs

Cette citation de Steve Jobs résume parfaitement l’enjeu : le design seul n’a jamais fait le succès d’un produit digital. Cette vérité, parfois difficile à accepter dans notre milieu, mérite d’être explorée à travers deux cas que j’ai pu observer.

Quand le produit digital est le produit lui-même

Prenons l’exemple d’un moteur de recherche. Si l’UX est mauvaise mais que le moteur est rapide, fiable et pertinent, les utilisateurs s’adapteront. Ils perdront du temps, certes. Ce sera désagréable, oui. Mais le service fonctionnera.
En revanche, si la technique ne tient pas, le produit devient inutilisable. C’est là le seul point de rupture véritable pour la majorité des utilisateurs.

Exception notable : l’accessibilité. Si elle est absente, une partie des utilisateurs est tout simplement exclue. Et c’est bloquant.

Quand le digital n’est qu’un support

Dans ce cas, si le produit vendu est bon, fiable, bien positionné, avec un service client efficace, il trouvera son marché, même avec une UX imparfaite.

L’exemple d’Amazon est parlant : l’UX a longtemps été critiquée pour sa densité, son manque de clarté, son esthétique datée. Et pourtant, l’entreprise a explosé. Pourquoi ? Parce que le modèle était performant : prix compétitifs, livraison rapide, politique de retour fluide, service client fiable.

De même, Airbnb a marqué son époque avec une UX fluide, intuitive, épurée. Mais c’est surtout le concept de mise en relation entre particuliers qui a fait son succès initial.

Quand l’expérience devient décisive

C’est dans les contextes ultra concurrentiels, avec des offres similaires en termes de produit, que l’expérience devient décisive. Elle crée la préférence. C’est là que le design fait la différence.

Le design est une composante essentielle, mais pas fondatrice. Nous devons arrêter de penser qu’il sauve tout. Notre travail est important, mais il doit être mis en perspective dans un écosystème global.

Un peu d’humilité ne nous nuit pas. Au contraire, elle crédibilise notre discours.

2. Le leadership au service du design produit

Au-delà du chef : le catalyseur d’équipe

Leadership is not about being in charge. It is about taking care of those in your charge.

Simon Sinek

Cette humilité que je défends pour les designers doit aussi s’incarner dans le leadership produit. Un bon manager dans nos équipes, ce n’est pas un chef. Ce n’est pas un expert de tout. C’est un leader structurant, légitime, sincère, qui est là pour faire réussir ses équipes.

Et cette réussite d’équipe, elle passe par une vision partagée : faire un meilleur produit.

Le profil qui fait la différence

Dans l’écosystème design/produit/tech, un bon manager :

  • Absorbe la pression au lieu de la transmettre
  • Clarifie les rôles, les compétences et les axes de progression
  • Co-construit des objectifs alignés à la fois sur les ambitions du collaborateur et les besoins de l’entreprise
  • Accompagne et donne les moyens d’avancer
  • Facilite la communication avec les autres équipes (particulièrement important quand on sait que le design doit « parler business »)
  • Est présent dans les moments complexes
  • Valorise les réussites (notamment celles du design qui sont souvent invisibles)
  • Demande, plutôt que d’imposer
  • Assume ses erreurs
  • Sait se remettre en question

Mais surtout : il partage un objectif commun avec ses équipes. Et cet objectif, c’est faire un meilleur produit.

La sincérité comme fondement

Ce n’est pas simple. Ça demande du temps, de l’intention, et surtout une grande sincérité. Car c’est la perception d’une posture sincère qui crée la confiance. Un collaborateur à qui on montre qu’on est là pour lui, pour son progrès, pour sa réussite, avancera plus vite, plus sereinement, et plus durablement.

Quand la confiance est là, les rôles sont clairs, les objectifs partagés, tout devient plus fluide. Et c’est particulièrement vrai dans nos équipes produit où la collaboration entre design, tech et business est vitale.

L’analogie du football

Comme le souligne Hamza Iqbal dans les commentaires, un team leader serait comparable à un « regista », le meneur de jeu reculé qui :

  • Est le point d’équilibre de l’équipe
  • Voit le jeu avant les autres
  • Anticipe les contres
  • Assure toutes les transitions défense-milieu
  • Bonifie toutes les possessions
  • Fait briller le meneur de jeu avancé en lui facilitant la vie
  • N’est pas forcément considéré comme le plus talentueux de l’équipe, mais il est sur toutes les photos importantes

Cette analogie résonne particulièrement dans nos équipes produit : le bon manager facilite les connexions entre design, tech et business, sans forcément être l’expert de chaque domaine.

3. Designer & Business : une question de responsabilité

Le paradoxe des designers « business »

Designers who don’t understand business will ultimately be overruled by business people who don’t understand design.

Roger Martin

On demande aujourd’hui aux designers de « parler business ». C’est devenu un impératif. Et, dans une certaine mesure, je suis d’accord. Mais il faut être précis.

Ce n’est pas le rôle de tous les designers

Un designer junior ou un profil très opérationnel n’a ni le temps, ni la position, ni nécessairement l’envie de faire ce pas-là. Et c’est normal. Ce n’est pas leur mission, ce n’est pas leur terrain, parfois même pas leurs valeurs.

C’est aussi un symptôme d’un manque ailleurs

Ce rôle de relai entre produit et business appartient au Product Manager. C’est à lui de défendre et démontrer les impacts business produits par toute l’équipe produit, nous compris.

Mais dans les faits, nombreux sont les PM qui ne le font pas, ou mal. Résultat : nous devons compenser.

Le fond du sujet

Le design n’est pas pris au sérieux par de nombreux dirigeants. Parce qu’ils ne le comprennent pas. Parce qu’ils pensent encore que c’est une couche esthétique. Parce qu’ils ont été formés dans des logiques top-down, orientées court-terme, et rarement centrées utilisateur.

Et c’est là que ça coince.

Le changement ne peut pas venir uniquement du bas

Il faut des sponsors design dans les instances de direction, capables de porter la culture produit au bon niveau. Le design ne peut pas tout. Mais il peut beaucoup — à condition d’avoir l’écoute et la légitimité nécessaires.

Arrêtons de segmenter

Et quand je lis partout que « le design va mal » ou qu’il « doit évoluer », je me dis qu’on se trompe de cible. Ce n’est pas le design qui va mal. C’est le produit dans son ensemble. Alors arrêtons de segmenter. Et commençons à parler d’une seule voix : Design, produit, tech… C’est ensemble que ça marche. Pas séparément.

Les vraies questions à se poser

Comme le souligne Rémi Garcia dans les commentaires : « Est-ce qu’il existe des designers, embauchés par des entreprises, qui n’ont pas pris en compte les enjeux business ? »
La réponse est non. Parce que « parler business », c’est ça que ça veut dire au final. C’est plus facile d’utiliser le vocabulaire, mais quand on ne s’en sert pas, ça ne veut pas dire qu’on ne le prend pas en compte.

Il y a un vrai but derrière la volonté de changer les designers en machine pro business. Et ce n’est pas toujours dans l’intérêt des utilisateurs finaux.

4. Design Systems : pragmatisme vs perfection

L’illusion de la perfection

Beaucoup pensent qu’un Design System doit être parfaitement organisé, rigide, et mis à jour à la virgule près. Pourtant, même chez des géants de l’IA (et avec des designers venus de Dropbox ou Facebook), j’ai pu observer que la réalité est beaucoup plus pragmatique.

La réalité du terrain

  • Leur Figma ? Pas ultra organisé
  • Les composants ? Souvent détachés, adaptés, jamais « religieusement » synchronisés
  • Le but ? Aller vite, favoriser la créativité sans se freiner avec une surstructuration
  • Pour le Light/Dark mode ? Un système simple mais malin : des gammes de couleurs opaques/translucides (Z et T Scale), plus des « conversions » automatiques pour basculer proprement entre les deux thèmes

Un outil, pas une religion

Un Design System est un outil, pas une religion. Même les meilleurs privilégient l’agilité à la perfection. Comme le résume parfaitement Ramsi Ferkous : « Un bon Design System, c’est un accélérateur, pas une prison. Il doit favoriser la rapidité, l’alignement et la créativité – et non brider les équipes avec trop de rigidité. »

L’équilibre à trouver

Frédéric Anneya souligne un point important : « Un Design System devrait établir des principes, pas imposer des règles strictes. À force de découper à l’extrême les tâches en conception numérique, le Design System finit par devenir un jouet pour geeks, au détriment de l’inventivité et de son usage réel. » Il faut trouver le bon équilibre entre structure et créativité.

Conclusion : Vers une vision intégrée du Design

Ces quatre réflexions convergent vers une même vision que je défends : le design produit ne peut plus être pensé en silo. Il s’épanouit dans la collaboration, se nourrit d’humilité et trouve sa force dans l’alignement avec l’ensemble de l’écosystème produit.

L’avenir de notre discipline ne réside pas dans sa capacité à tout résoudre, mais dans sa faculté à créer des ponts : entre les utilisateurs et le business, entre la créativité et les contraintes, entre la vision et l’exécution.

Comme le rappelle si bien Pierre Poignand dans nos échanges : « Le Design accentue la valeur perçue en rendant tangible et crédible la promesse du produit. Par sa clarté, sa lisibilité, son esthétique, ses feedbacks, il crée une première impression de confiance, d’utilité et de désirabilité. » Mais cette promesse ne peut tenir que si toutes les composantes de l’équipe produit travaillent de concert.

Le combat est donc ici : ne plus essayer de défendre le design isolément, mais défendre le produit dans sa globalité. Aligner toutes ces composantes, car c’est leur somme qui fera la différence pour un business.

Merci à tous ceux qui ont enrichi ces réflexions par leurs commentaires : Yann Briand, Pierre Poignand, Eva P., Gary Lecluze, Hamza Iqbal, Sahar Rouhani, Fabrice Perez, Carole Fuhrmann, Rémi Garcia, Vincent Mayol, Arnaud Baudet et tous les autres qui contribuent quotidiennement à faire évoluer notre vision du design produit.